L’œuvre de Philippe Croq débute à l’époque où il était presque mort. Cela est important car si l’on veut ramener ce travail au mouvement qui en rend saisissable toutes les ambiguïtés, c’est au cœur de cette situation qu’il se situe. La peinture commence avec la fin qu’elle permet de comprendre. À commencer par l’évidence du corps – omniprésent dans les toiles de l’artiste – mais aussi son effacement et sa quasi disparition. L’une et l’autre demeurent néanmoins insistantes et signifiantes. Il y a là toute une manière de souffler le froid pour faire sentir le chaud, de donner le moindre pour faire éprouver un « supremus » d’émotions: entre autres la douleur, la souffrance mais qui elles aussi semblent diffuses, impalpables, sans assignations précises.
Philippe Croq rappelle que pour créer il faut voir la mort. Lorsqu’un artiste peint il s’appuie à son tombeau encore vide et ce vide du tombeau fait la vérité de la peinture, comme elle-même montre la vérité du vide et combien la mort se fait être. Car dans l’œuvre de Philippe Croq il y a de l’être, il y a sa présence, sa vérité inexprimable autrement que par les formes, il y a l’érection d’un monde en charpie (comme chez Cy Twombly, Joel PeterWitkin). Mais les formes ne détruisent pas le monde: elles le remontent, elles le remontrent.
L’univers pictural de l’artiste se fraye un passage dans l’entre-deux du figural et de l’abstrait, de la vie et de la mort, dans cette vérité qui rappelle que l’être n’existe que par l’existence du néant. D’une certaine manière pour Croq la mort est la possibilité de l’être, elle est sa « chance » dans la mesure où, à travers elle, reste l’avenir d’un monde achevé et l’espoir d’être homme. C’est pourquoi sans doute l’œuvre de l’artiste est marquée par l’angoisse. Non parce que la mort existe mais parce qu’elle est toujours là, encore là, présence au fond de l’absence, jour inexorable sur lequel se lèvent et se couchent les lumières des toiles de l’artiste.
Celles-ci restent majeures car l’atteinte toujours s’y dérobe. C’est une poursuite haletante, harassante. L’artiste va jusqu’au bout dans ce qui reste néanmoins ouvert dans ses œuvres. En leur espace un évènement a lieu mais il n’abolit pas le non-lieu. Celui de la rencontre, celui de la vie, celui du sujet qui ne cesse de se dissoudre, comme revenu à l’époque lointaine de la maladie et du commencement. La première postulant le second au moment pourtant d’une « restriction » (euphémisme) qui n’allait pas de soi. Mais ce qu’il advient après s’autorise soudain une nouvelle langue.
Elle n’est pas là pour discourir mais appeler le sujet rejeté, jeté, déjeté, déchu avant de s’accorder une place dans une décision inaugurale puis de longue haleine. C’est ainsi que la peinture devient une question « Qui vient après cela? ». Elle arrache le présent qui fut un temps sans avenir et en absence de délais pour annoncer une renaissance. Philippe Croq crée donc une suite de conjurations. On les voit dans l’abîme de ces peintures et leur « qui vient », qui ne vient jamais sinon en effacement, déjà venu et régénéré par des humanoïdes symboles du « qui », du « quoi ». Ils sont autant d’« il » de« nous » qui retiennent au seuil de l’inconnu et dont la peinture fait l’infini sujet laissant le moi-sujet pour le soi (le vide bouddhique?) de paix et de silence. Mais c’est toutefois au regardeur de décider. L’artiste pour sa part se « contente » de laisser paraître en surimpression le « sur-être », l’existence incertaine ou encore l’étranger de l’absolument autre voire – comme disait Maurice Blanchot dans la communauté inavouable – « le dernier homme qui n’est pas le dernier ». Texte de Jean-Paul Gavard-Perret